ASHKAL : une enquête à Tunis sur les cendres de la révolution

Youssef Chebbi signe un premier long-métrage sombre et mystérieux autour d’une série d’immolations, à la frontière du fantastique.
Fatma (Fatma Oussaifi) et Batal (Mohamed Houcine Grayaa) dans « Ashkal », de Youssef Chebbi.
Fatma (Fatma Oussaifi) et Batal (Mohamed Houcine Grayaa) dans ASHKAL, de Youssef Chebbi. ©JOUR2FETE

C’est à un Tunis hivernal, blême et hagard, tout en dégradé de gris, à mille lieues des clichés méridionaux, que nous confronte Youssef Chebbi pour son premier long-métrage en solo (après plusieurs coréalisations comme Babylon et Black Medusa), présenté en mai 2022 à Cannes dans les rangs de la Quinzaine des réalisateurs. ASHKAL est un film sombre et mystérieux, formellement ambitieux, qui place d’emblée son réalisateur, né en 1984 dans la capitale tunisienne, dans la galaxie d’un néosymbolisme arabe, misant sur les puissances visionnaires de l’image, aux côtés de son compatriote Ala Eddine Slim (Sortilège, 2019) ou de l’Algérien Amin Sidi-Boumédiène (Abou Leila, 2019).

Le film prend pour cadre un quartier nommé les « Jardins de Tunis », programme pharaonique lancé en 2010 sous le régime de l’autocrate Ben Ali pour accueillir une clientèle de luxe, interrompu net par la « révolution de jasmin », qui fut le point de départ d’autres révolutions arabes. Dix ans et des poussières après, la construction a repris, mais le site, avec ses terrains vagues et ses ossatures de béton béantes, n’en a pas moins des airs d’épave, vestige à ciel ouvert et rêve pétrifié dans le temps du régime renversé. Si les fantômes de la dictature doivent traîner quelque part, c’est bien ici. D’ailleurs, une vague d’immolations inexpliquées survient dans le périmètre : un gardien, puis une femme de chambre, et d’autres encore, consumés par les flammes, rappelant en cela le geste désespéré qui avait déclenché les premiers soulèvements.

Sur ces bases, ASHKAL confronte deux pistes antagonistes, l’une rationnelle, l’autre irrationnelle. La première piste est celle du polar sous son versant dépressif, porté par le duo d’inspecteurs auxquels l’affaire est confiée : Batal (Mohamed Houcine Grayaa), père de famille au visage de géant triste, et Fatma, formidable personnage de « garçonne » solitaire aux mots rares et à la présence butée, interprété par la danseuse Fatma Oussaifi. Tous deux sillonnent inlassablement le quartier en friche, à la recherche d’une ombre : un mystérieux inconnu à capuche, le visage défiguré, aperçu furtivement sur les lieux. L’enquête se déroule à un moment de tension nationale, en même temps que se tient la Commission vérité et réparation censée solder les abus policiers durant la dictature. Y siège le père de Fatma, ce qui attire à cette dernière l’hostilité de ses pairs comme de sa hiérarchie.

Un espace hanté

L’investigation, ici, est mise en scène comme une étrange imprégnation du quartier fantôme : elle ne mène à rien d’autre qu’à lui, à l’étrange jeu de formes qu’il découpe au cœur de la ville. A pied ou en voiture, les enquêteurs l’arpentent, et la caméra qui les accompagne de se faufiler elle aussi dans ses travées, ses détours vides, ses couloirs sans destination. C’est dans cette architecture à nu que la mise en scène plonge les protagonistes, forêt de lignes sécantes, d’angles piquants, de perspectives nues. A le parcourir en tous sens, leurs silhouettes finissent par s’y fondre, par devenir des figures au cœur d’une géométrie, des motifs parmi d’autres (ashkal signifie « motif »). Et plus particulièrement Fatma, qui s’y rend seule la nuit.

Le polar embrasse ici une perspective moderne, où les figures se diluent dans une série d’espaces confinant à l’abstraction – visage d’un monde où l’humain tend à disparaître. Soutenu par une splendide suite bruitiste composée par Thomas Kuratli, Ashkal touche alors à une véritable beauté des confins, des limites. Les fenêtres vides des immeubles inachevés dessinent autant de points de vue fantômes sur la ville de Tunis, comme prise dans l’œil d’un rêve de grandeur déchu.

Reste encore la piste irrationnelle, qui, par un usage très liminaire du fantastique, vient supplanter la logique de l’enquête, la creuse de l’intérieur. Fatma et Batal se heurtent en effet à quelque chose d’inexplicable : la non-résistance des victimes, qui se laissent dévorer par les flammes (un témoin déclare qu’on leur « passe le feu »). C’est précisément dans la multiplication des brasiers, s’allumant aux quatre coins du quartier, que le film trouve ses lueurs surnaturelles, sa métaphore brasillante. Youssef Chebbi installe un espace hanté, creusé de vides et de présences spectrales, où le feu ouvre une voie de passage.

Cette avalanche irrépressible de combustions spontanées désigne certes une menace, mais aussi, plus profondément, un désir d’anéantissement – c’est la « fascination » à laquelle s’ouvre Fatma. Le feu peut alors prendre plusieurs significations : retour du refoulé social, persistance de la corruption, hantise du passé ou nécessité renouvelée du soulèvement. La flamme est-elle ferment de destruction ou appel à la purification ? Sondant ainsi la gueule de bois du « printemps arabe », ASHKAL négocie par ce questionnement même un stupéfiant virage entre constat social et essai d’abstraction. Au cœur du brasier réside bien quelque chose, comme la collusion désespérée du néant et de la vérité.